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Nous sommes en 2080 et le tourbillon du Djeuneer semble tout emporter sur son passage ! Que ce soit dans le monde du travail ou la sphère privée, tous nous vivons, parfois sans le savoir, sous l’influence de ce néologisme…
Contraction de l’argot djeun’s et de l’anglais engineer, ce terme, issu de la rue des années 2040, rend compte d’une forme moderne de l’accélération de l’allongement de l’espérance de vie. Il décrit cette jeunesse qui se maintient grâce aux moyens technologiques les plus en pointe. Vivre djeuneer pourrait se résumer ainsi : agir selon l’âge de ses prothèses…
À la fin du XXe siècle, dans les pays auto-proclamés industrialisés, l’allongement de la durée de vie – conséquence de l’amélioration globale des conditions de vie des générations précédentes – a alimenté bien des débats. On peut évoquer celui sur le coût de la dépendance en fin de vie ou celui sur la durée du temps de travail nécessaire à l’obtention des pleins droits à la retraite…
80 ans plus tard, l’âge moyen des actifs en Europe ferait grincer des dents des syndicalistes du tournant du millénaire : 86 ans ! Il faut cependant mettre cet âge en perspective avec les améliorations et les conforts apportés par les dernières avancées médicales, que l’on parle de prothèses biomécaniques ou de traitements issus du génie génétique.
LA GÉRONTOLOGIE : UNE DISCIPLINE D’AVENIR
Ces améliorations ont radicalement changé le regard que la société porte sur le vieillissement. Une discipline médicale, la gérontologie, s’est vue totalement re-configurée avec la généralisation de nouvelles thérapeutiques et greffes qui, à chaque traitement, offrent aux patients un nouveau confort. Pour ne pas parler de nouvelle jeunesse, le corps médical s’est prêté au jeu des néologismes : il parle de « traitement djeuneer » et la gériatrie n’a jamais été autant une discipline d’avenir !
Du bloc opératoire à la rue, il ne s’est guère écoulé de temps pour que ces améliorations deviennent indispensables à nos contemporains. Mais elles valent tellement cher que peu d’entre nous s’arrêtent de travailler à 72 ans, dernière limite légale pour une accession à une retraite complète, l’état européen ne pourvoyant qu’à une portion congrue du coût de ces prothèses et soins génétiques. Les dernières grandes négociations concernant l’âge légal de la retraite datent de 2033. Ce temps semble tellement lointain qu’il n’est d’ailleurs pas rare de voir la retraite être assimilée à des reliquats d’un XXe siècle arriéré, d’avant l’ère moderne.
DES OPPORTUNITÉS COMMERCIALES
Vivre djeuneer semble offrir à la société, au sens le plus large, de nombreuses opportunités qui se traduisent vite en termes commerciaux : au delà du développement et de la distribution très rentable de prothèses et traitements djeuneers, l’allongement de la durée de vie de la population a augmenté d’autant le nombre des consommateurs. Aujourd’hui, ce consommateur, fort de sa santé gonflée à coup de testostérone technologique, consomme des loisirs (virtuels), achète des meubles (domotiques), renouvèle son cyberpet – son terminal communicant – au même rythme que sa garde-robe (intelligente)…
LA DJEUNEERATION, SYNONYME DE QUALITÉ PROFESSIONNELLE
Alors, dans l’entreprise, plus question d’être mis au placard : l’expérience professionnelle n’a jamais tant eu de valeur que de nos jours ! La djeuneeration, la génération djeuneer, a remplacé celle des quadras et quinquas qui avaient peur de perdre leur poste au profit de jeunes diplômés. La djeuneeration est devenue synonyme de qualité professionnelle.
ELLE INFLUENCE AUSSI LA SPHÈRE PRIVÉE
Que dire des repas de famille au cours desquels il n’est pas rare de voir quatre, si ce n’est cinq générations se côtoyer ? Au delà des festivités, la famille s’agrandit naturellement, abritant sous un même toit un nombre toujours plus grand de générations. Les traitements djeuneers et les assistances robotiques ayant libéré les jeunes générations de la charge des soins auprès des générations vieillissantes, les cohabitations transgénérationnelles qui, au XXe siècle, avaient disparu réapparaissent dans la société moderne.
UNE SEXUALITÉ LUDIQUE
Cette nouvelle famille pour autant n’explose pas en nombre. Libérée, au cours du XXe siècle, de l’obligation de procréation en vue du renouvellement des générations, elle donne naissance à des fratries de moins en moins nombreuses… Ces mêmes nouvelles générations, elles aussi affranchies de la tyrannie générationelle, n’ont de cesse d’expérimenter une sexualité ludique, sous toutes les formes possibles et imaginables, sans tabou : chaque expérience correspond à un moment ou à une évolution naturelle. Chaque individu reste libre de se fixer le temps qu’il souhaite dans telle ou telle sexualité, quitte à ne plus en bouger.
L’ENDOGAMIE FAMILIALE
Au sein de cette famille reconfigurée par la génération djeuneer, d’autres comportements sont apparus. Moins anticipés, ils sont néanmoins une réalité quotidienne pour nombreux de foyer, en Europe. C’est par exemple l’endogamie familiale, c’est à dire les unions contractées au sein de familles recomposées. Naturellement, de cette néo-endogamie naissent des enfants issus de parents qui, sans être frères et sœurs d’un même sang, ont néanmoins grandi sous un même toit et s’aiment d’un amour légitime. Le djeuneer a tellement influencé notre monde que l’interdit de l’inceste, plus vraiment légitime dans le cas d’une famille recomposée, semble être tombé sans qu’on y prenne garde !
Il n’est pas inutile de rapprocher ces unions de ce qu’on appelait, au début du XXIe siècle, en France, le syndrome Tanguy : terme péjoratif, il décrivait ces jeunes gens qui avaient du mal à quitter le foyer parental pour autant des raisons économiques que psychologiques, comme une réponse instinctive à la continuelle accélération de la mobilité du monde. Ceux qui furent les « Tanguy », montrés du doigt, sont aujourd’hui membres à part entière de la famille djeuneer.
UN MOUVEMENT SOCIÉTAL
Le mouvement djeuneer influence de nombreux aspects de notre quotidien. Il va bien au-delà de la simple mode, ou de la simple posture contextuelle et commerciale. Dépassant le « vivre selon l’âge de ses prothèses », le djeuneer c’est surtout pour chacun la chance de voir sa vie active être prolongée de plusieurs décennies, avec une qualité de vie telle que la société humaine n’a jamais su le proposer.
C’est un mouvement sociétal issu de la rencontre entre certaines promesses tenues par les Sciences – cela n’a pas toujours été le cas ! – et des contorsions d’une société bien vivante qui sait intégrer – phagocyter, pourrait-on dire – des comportements qui n’étaient, il y a peu, que des signaux faibles.
Le djeuneer ne serait-il pas un nouvel avatar de notre société, cet étrange animal qui évolue au gré de lois qui, sans être darwiniennes, n’en sont pas moins réelles ?.
Rappel des articles INfluencia précédents :
– Le corps : Du sacré au marché
– Le luxe se sanctuarise
– Quel avenir pour les objets du luxe